Mémoire de fille : l’été meurtrier

Poétisation du social : Silvia Costa adapte et met en scène le texte d’Annie Ernaux dans lequel la femme d’après se souvient de celle d’avant la découverte du corps et du sexe des hommes.
Annie E., l’écrivaine, décrit la découverte de la sexualité par Annie D. à l’été 1958, elle est encore « la fille de l’épicière », pataude comme une oie blanche, naïve comme une couventine, non encore aguerrie aux habitudes acétiques de la bourgeoisie dont elle envie l’aisance. L’écriture excède les limites du récit de soi : elle ajoute à la finesse de l’analyse psychologique une remarquable acuité sociologique. « La fille de 58 » ressemble à bien des femmes de sa génération, découvrant la jouissance sexuelle dans la douleur et l’opprobre, dix ans avant que mai 68 la réclame sans entraves.
Je, elle, nous…
La jeune Annie est soumise aux exigences de sa mère et de son époque. La France gaullienne et les petits commerçants provinciaux peuvent supporter que les filles s’abandonnent aux joies de l’étude, mais considèrent d’un fort mauvais œil qu’elles se jettent dans les bras des garçons. Les corps sont, à l’instar des esprits, corsetés et contraints. Les représentantes du deuxième sexe (dont Beauvoir a décrit l’inféodation au désir masculin dix ans avant) ne sont pas encore parvenues à exiger qu’on les considère comme autonomes. Les plus délurées peinent à assumer d’être un objet érotique possible, Annie échoue à être un sujet désirant.
De l’objet sexuel au sujet littéraire
Silvia Costa choisit de commenter et d’illustrer l’autofiction en multipliant les accessoires manipulés par les trois comédiennes comme autant de supports suggestifs au récit. Anne Kessler, Coraly Zahonero et Clotilde de Bayser mêlent leurs voix pour animer le dialogue entre celle qui écrit et celle qui ne sait pas encore que les mots la réaliseront comme femme, mieux que le sexe brutal du moniteur-chef, qui l’a faite « putain sur les bords » de la colonie de vacances. Le jeu est impeccable ; la musique originale d’Ayumi Paul crée une atmosphère à la fois familière et étrange ; la scénographie transforme le plateau en palais de la mémoire que le public explore grâce à trois Parques touchantes et lumineuses.
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